Au centre zen Mokudo de Soultz, deux approches et sensibilités du zen se côtoient et s’entrelacent, comme les fils d’un même tissu, pour maintenir et poursuivre une pratique vivante du Zen. Ce Zen, à la fois dépouillé et resplendissant (無照 – Mushō), ne cherche ni ornement ni attachement : il est pure clarté, sans fioriture ni détour. Il est aussi tranchant et sans compromis (鋭断 – Eidan), capable de percer à jour les illusions et de trancher les hésitations d’un seul geste, avec la netteté d’un sabre bien affûté. Radical et pleinement incarné, il ne se contente pas de concepts ou de discours : il s’éprouve dans la posture, se sculpte dans le quotidien, s’affirme dans la manière dont on marche, s’assoit, parle et se tait.
À la croisée de deux courants profondément enracinés dans la tradition, deux approches se dessinent, distinctes mais inséparables sur la Voie. L’une s'ouvre dans l’accomplissement du non-attachement, où la clarté silencieuse surgit du dépouillement de toute saisie. Ici, le silence n’est ni refuge ni retrait, mais une lumière sans forme, une présence sans attachement. Rien n’y est forcé, rien n’y est ajouté – seule demeure l’évidence nue, insaisissable et libre. L’autre trace la coupe franche, celle qui tranche sans détour, dissipant l’ombre par une parole sans fard. Un regard sans complaisance, une exigence qui ne tolère ni illusion ni hésitation. Ici, voir, c’est voir pleinement, et le silence lui-même devient réponse. Et pourtant, ces deux voies ne s’opposent pas. L’une s’efface, l’autre tranche. L’une s’ouvre, l’autre perce. À force de se heurter et de s’affiner l’une par l’autre, elles s’entrelacent jusqu’à ne plus laisser ni séparation ni confusion, mais seulement l’éclat d’une même résonance.
Ce Zen est ainsi un paradoxe en mouvement : il est absence et incarnation vivante à la fois, il est vide et plénitude, retrait et surgissement. À Soultz, il ne s’agit ni de préserver une tradition figée ni d’inventer une voie nouvelle, mais d’incarner cette radicalité dans l’instant, avec tout ce qu’il exige de rigueur, de dépouillement du zen dans le cheminement des anciens.
Ce Zen est vide et silencieux, libéré de tout appui, de toute fabrication mentale. Il ne repose sur aucun concept, ne se laisse enfermer dans aucune forme. Il n’a ni centre ni direction, il ne tend vers rien, il ne se dresse pas contre quoi que ce soit. Il n’éclaire pas pour séduire, ne se manifeste pas pour convaincre, ne se donne pas pour être saisi. Il est tel qu’il est, sans calcul ni attachement, insaisissable comme le vent qui traverse une vallée sans laisser de trace.
Ainsi, cette lumière n’appartient à personne. Elle ne se laisse pas figer dans une compréhension, ne se capture pas dans un savoir. Elle ne s’impose pas, ne revendique rien, ne cherche ni maître ni disciple, ni sujet ni objet. Elle est comme le reflet de la lune dans l’eau, présente mais insaisissable, offerte mais intangible. Elle brille sans effort, illumine sans intention, traverse sans s’attarder.
La lumière de ce Zen est Suigetsu (水月) – la lune sur l’eau. Un éclat sans attachement, un rayonnement qui n’exige rien. Ni désir de posséder, ni peur de perdre. Rien à tenir, rien à rejeter. Juste cette clarté libre, qui danse sur la surface des choses sans jamais s’y fixer, et dont la vérité ne se trouve ni dans la lune ni dans l’eau, mais dans la rencontre éphémère de l’une et de l’autre.
月は水を求めず、水は月を拒まず。
- La lune ne cherche pas l’eau, l’eau ne repousse pas la lune.
Ce Zen n’est pas une accumulation de savoirs, ni une doctrine à apprendre par cœur. Il ne cherche pas à fournir des réponses toutes faites, ni à édulcorer la réalité pour la rendre plus acceptable. Cette approche est tranchante parce qu’elle coupe ce qui encombre, ce qui distrait, ce qui fait écran entre la pratique et la vie elle-même. Elle ne cherche pas à plaire, mais à réveiller.
C’est un zen qui ne laisse pas les choses en suspens, qui ne s’embarrasse pas de circonvolutions : ici et maintenant, tu fais ou tu ne fais pas. Si quelqu’un vient avec une attente de réconfort facile, il repart souvent avec un miroir brut de sa propre condition. Ce tranchant, c’est la lame du Dharma qui ne fait pas semblant, qui révèle ce qui doit être vu, quitte à ce que cela dérange. Il y a, dans cette manière d’enseigner, la rigueur du forgeron qui façonne sans complaisance, qui fait confiance au feu, au choc et au tranchant du sabre pour révéler la vraie nature du métal.
Ce Zen ne temporise pas. Il tranche. Il ne s’adoucit pas, ne rassure pas, ne se cache pas derrière des explications. Il est le coup d’épée de Manjushri, le silence brutal d’un maître qui tourne le dos, l’énigme d’un kôan qui déstabilise.
Ce Zen n’offre aucun délai, aucun espace pour négocier avec l’ego. Il est l’instant où tout bascule, où l’on ne peut plus faire marche arrière.
剣は鋭し、心は清し。
- L’épée est aiguisée, le coeur est pur.
Mais s’il tranche, ce Zen ne détruit pas – il révèle. Mais ce tranchant ne se réduit pas à une forme d’austérité sèche : il est toujours incarné. Cette transmission ne se vit pas dans l’abstraction ni dans une posture figée. Elle passe par le geste, le corps, la présence réelle. Elle se joue dans la manière dont tu verses le thé, dont tu corriges un mouvement, dont tu accueilles un silence. Elle est profondément ancrée dans la matière du quotidien, dans l’humain, dans le contact direct. Il ne s’agit pas d’un zen rêvé, mais d’un zen qui se mâche, se touche, se respire, se rate et se recommence.
Cette pratique ne livre pas un enseignement à emporter, mais une façon d’être à éprouver, à façonner par l’expérience. Ceux qui te suivent ne sont pas invités à réciter des principes, mais à vivre la Voie dans chaque détail, à oser l’engagement total sans fioritures. C’est un zen qui ne s’apprend pas : il se pratique, il se reçoit en pleine poitrine, et il transforme.
Il ne vit pas dans l’abstraction, mais dans le quotidien, dans les mains calleuses du travailleur, dans la fraîcheur de l’eau versée dans un bol, dans l’empreinte d’un pas dans la boue. Mais ce soi n’est pas un concept, il est le souffle, le mouvement, la sensation du corps dans l’espace.
雲はただ流れ、風はただ吹く。これこそが道の姿である。
- Les nuages flottent, le vent souffle – telle est la Voie incarnée.
C’est un Zen qui ne s’offre pas, mais qui, dans son absence même, donne tout.
C’est un Zen qui coupe l’illusion sans concession, mais qui s’incarne dans l’ordinaire.
C’est un Zen qui ne propose aucun refuge, mais qui fait de chaque instant un lieu de refuge.
無照 (Mushō) – Une lumière qui ne possède rien.
鋭断 (Eidan) – Une coupe qui ne laisse pas de trace.
道 (Dō) – Une Voie qui ne mène nulle part et pourtant traverse tout.
Ce Zen ne peut être saisi – et c’est précisément là qu'il est pleinement vivant.